Les structures Alphabetville, Zinc et Leonardo/Olats ont accueilli en résidence à Aix Stephen Kovats et Bernard Stiegler, dans le cadre du parcours d’arts numériques e-topie, programmé par MP2013. L’occasion de croiser les points de vue de ces deux théoriciens sur les enjeux de la numérisation du monde.
STEPHEN KOVATS
Qu’est-ce qui vous a amené à participer à cette résidence ?
La Fondation Vasarely ! C’est le lieu le plus significatif d’Aix-en-Provence, étonnamment peu mis en valeur. Plus sérieusement, je suis toujours en recherche de partenaires qui travaillent aussi sur les sociétés en crise, sur les moments où tout va changer, sans que l’on sache comment. Il y a des opportunités intéressantes dans le vide, le presque sans lois, lorsque personne ne sait ce qu’il est possible de faire ou pas. Ainsi à Berlin après la chute du Mur, ou bien aujourd’hui au Soudan du Sud, l’État le plus jeune du monde.
Vous travaillez là-bas sur le numérique ?
Le Soudan du Sud a très peu d’infrastructures, une grande pauvreté, un très bas niveau d’éducation. Avec la paix et l’indépendance il va falloir tout construire, et il n’y aura pas de futur sans cet aspect technologique, qu’on le veuille ou non. La question est donc : est-ce que vous voulez l’impérialisme de Microsoft, ou décider de votre avenir par vous-mêmes ? Nous montrons qu’il y a des alternatives, que l’on peut renforcer son indépendance face aux gouvernements, aux multinationales, en utilisant les systèmes libres, et pas seulement les logiciels mais les structures, les méthodologies appliquées à d’autres secteurs d’activités. C’est une discussion technologique certes, mais surtout conceptuelle et philosophique.
Qui vous soutient dans cette démarche ?
Les structures comme l’ONU ou l’UNICEF sont déjà sensibilisées. L’UNESCO consacre un département entier à ces réflexions, la Knowledge Societies Division. La force de l’Open Source c’est son faible coût : on a le choix entre bâtir un modèle d’éducation, de partage des savoirs pour presque rien, face à un système de contrats très cher et pas meilleur. Or la connaissance de ces alternatives n’est pas prioritaire pour les gouvernements qui veulent vendre leurs logiciels ! En Afrique, où cette culture est déjà très forte, existe un réseau informel qui essaie de défendre ces arguments au niveau international : la Free Software and Open Source Foundation for Africa. Au Soudan du Sud, Nyandeng Malek Dielic, seule femme à gouverner l’un des 10 états du pays, est très motivée par l’Open Source, séduite par ces aspects de collaboration et d’autonomie. Cela pourrait représenter un modèle de développement pour le reste du monde, y compris l’Europe.
BERNARD STIEGLER
Quelle est votre position sur le numérique ?
La société hyper-industrielle a commencé comme le web, en 1993. Tout s’industrialise, la vie affective, l’éducation, tout fait l’objet de technologies de contrôle, avec l’internet des objets et les puces RFID. Le numérique fait exploser le droit, la fiscalité, la vie privée, entraîné par les cavaliers de l’apocalypse : Google, Facebook, Apple et Amazon. Le capitalisme se casse la figure, c’est un modèle insolvable, qui détruit la psyché des individus et l’environnement. L’Europe pour des raisons historiques est encore préservée, mais on peut prédire d’ici 10 ans l’effondrement du modèle économique occidental : le chômage va exploser, les travailleurs seront remplacés par des machines. Ce sera la fin du salariat et par conséquent celui du pouvoir d’achat.
Que préconisez-vous ?
En faire une force, utiliser cet otium, ce loisir, comme une liberté de faire ce que l’on veut vraiment. Mais il va falloir se retrousser les manches. Il faut que la conjuration des imbéciles cesse. Prenez les écologistes, par exemple. Un boulevard s’ouvrait à eux, et par paresse et ambition personnelle ils ont tout ruiné, en essayant de fourguer le consumérisme «vert», qui est toujours du consumérisme ! La réponse c’est l’économie contributive. Elle est solvable, ne repose pas sur la privation de savoir, mais au contraire sur la dé-prolétarisation, les retrouvailles avec le savoir-faire et le savoir-être. Fab labs, modèles énergétiques, de santé, re-territorialisation… Google est un faux système contributif tandis que les logiciels libres augmentent le savoir des individus, au lieu de le capter ou de l’encadrer.
Et comment procéderiez-vous ?
Je ne crois pas au grand nombre, plutôt aux individus incarnant des capacités d’individuation. Au XVe siècle au Japon, un groupe de samouraïs a décrété «ça suffit de faire la guerre», et ils ont inventé la culture zen. Tout ce qu’il y a de bien dans le monde, on le doit à des figures comme celles-là. C’est possible de changer, on peut imaginer que les goldens boys de la finance pourraient sortir de la vie pulsionnelle, seulement pour cela il leur faudrait trouver des figures d’identification. Aujourd’hui l’attention est captée par les grands médias, les industries culturelles qui la canalisent vers les marchandises, les marques. Personne ne veut arrêter de consommer, or il faut adopter un point de vue raisonné et délibéré pour se désintoxiquer. On a besoin d’artistes, de savants… mais ils doivent se politiser.
Propos recueillis par GAËLLE CLOAREC
Novembre 2013
Un blog a été créé à l’occasion des résidences Zanzibar : www.residencezanzibar.info
Stephen Kovats était en résidence dans le cadre du parcours d’arts numériques e-topie du 17 au 19 octobre, Bernard Stiegler du 5 au 7 novembre.
Ecouter aussi l’interview audio de Bernard Stiegler à propos de son dernier livre, Pharmacologie du Front National.