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Articles parus dans la presse écrite :

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Article paru dans Zibeline n°93 (février 2016)

L'amer rouge

Très politique, le dossier des « boues rouges » toxiques tapissant les fonds marins des calanques muselle les uns et atterre les autres.

Il faut imaginer une surface énorme tapissée de rouge, sur les fonds marins entre Toulon et le Golfe de Fos. Les résidus industriels de l’usine d’alumine de Gardanne, rejetés en Méditerranée via une longue canalisation, aboutissant dans le canyon de Cassidaigne, en plein Parc National des Calanques. Sur terre, ce serait impensable : les Écrins ou le Mercantour, ainsi utilisés comme déversoir ? Sous l’eau, c’est beaucoup plus discret, tant que les flots à la surface gardent leur horizon bleu. Pendant 50 ans, les fameuses « boues rouges » ont colonisé un écosystème précieux, soulevant la colère des riverains, pêcheurs et amoureux de la nature. L’industriel Altéo devait cesser tout rejet au 31 décembre 2015, cependant il a demandé, et obtenu du Préfet des Bouches-du-Rhône, l’autorisation de continuer à déverser en mer ce qui n’est plus désormais une boue, mais un liquide.

Réticences

Désirant connaître l’impact sur l’environnement de ces rejets, nous avons contacté divers chercheurs, écologues, biologistes ou toxicologues, en nous heurtant à d’étonnantes difficultés. Certains n’ont simplement pas répondu à nos sollicitations, le MIO (Institut Méditerranéen d’Océanologie) a d’abord accepté de s’exprimer avant de se rétracter, et Denise Bellan-Santini, présidente du Conseil scientifique du Parc National des Calanques, a refusé tout commentaire sur les rapports mis à disposition du public, invoquant le droit de réserve. Jean-Claude Dauvin, blessé de n’avoir pas été remercié suite à sa participation au Comité scientifique de suivi, a cessé de s’intéresser à la question, et nous a renvoyé à ses conclusions de 2010 : « pas de perturbation majeure de l’écosystème, hormis d’ordre mécanique ». Nous avons donc étudié la documentation publiée par la société Altéo, les expertises demandées par la ministre de l’Écologie, et appelé les collectifs de défense de l’environnement, pour savoir si oui ou non il est dangereux de se baigner, ou si l’on peut consommer du poisson pêché dans cette zone…

État des lieux

La Méditerranée est une mer globalement très polluée, surtout aux abords des grandes villes comme Marseille. Dans le Golfe du Lion se cumulent déversements d’égouts colossaux, et effluence du Rhône charriant toutes les scories accumulées sur son long parcours. À cela s’ajoute donc le dépôt visqueux des boues rouges, épais de plus de 30 mètres à certains endroits, soit 30 à 40 millions de tonnes… Gérard Carrodano, pêcheur de La Ciotat, explique que dans les années 87-90, il n’atteignait le fond souillé avec ses engins qu’à plus de 300 m de profondeur ; aujourd’hui, « à 122 m on est dans la boue ». « On avait la chance d’avoir cet entonnoir, bourré de vie, d’éléments planctoniques, d’oligo-éléments, on pêchait des langoustes, des lottes, des congres… Il n’y a plus rien, la zone est brûlée ». Selon lui, les seuls poissons que l’on trouve dans cet écosystème anéanti sont des espèces pélagiques comme les sardines ou les anchois, qui y passent lors de leurs migrations. Un rapport de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire), rendu public fin 2015, a confirmé que les poissons, mollusques et oursins sont bel et bien contaminés par les rejets d’Altéo, et la liste des polluants est longue : arsenic, cadmium, cobalt, chrome, mercure, nickel, plomb, aluminium, titane…

Quelles conséquences ?

Avec les courants marins, cette nappe de boue continue de se répandre, même si l’industriel a cessé de déverser des solides, en les filtrant, pour ne plus rejeter que des liquides décolorés. Pour Gérard Rivoire, océanographe à la retraite, « cela risque d’être pire, car l’eau douce remonte à la surface, et se propage encore plus loin ». Le thorium et l’uranium contenus dans les résidus d’extraction de l’alumine sont des éléments radioactifs : radioactivité que l’organisme (humain, entre autres) stocke sans pouvoir l’évacuer… Les perturbateurs endocriniens sont également mis en cause. Selon Gilles Nalbone, scientifique de l’Inserm -à la retraite lui aussi-, outre les métaux lourds, bien d’autres toxiques sont présents dans les eaux des calanques : PCB, phtalates, composés benzéniques… Il ne croit pas que tous les polluants aient pu être éliminés des rejets liquides par l’industriel, « car la plupart sont des molécules solubles ». Les conséquences d’une exposition aux perturbateurs endocriniens sont glaçantes : cancers hormono-dépendants (sein, prostate, thyroïde, utérus), diabète, obésité, maladies neuro-dégénératives (Alzheimer ou Parkinson), toutes pathologies qui explosent… et cela ne fait que commencer. On est loin de la toxicologie classique remontant à Paracelse, où la dose fait le poison : ces molécules ont un impact biologique à très faible dose, l’effet cocktail est redoutable.

Que faire pour se protéger ?

On peut se baigner sans crainte dans les calanques, à condition de ne pas trop boire la tasse. On peut aussi consommer les produits de la mer, en sachant que les poissons gras et ceux qui sont en haut de la chaîne alimentaire présentent les plus forts taux de concentration de polluants (notamment de mercure, neurotoxique). Quant aux enfants, il vaut mieux d’une manière générale limiter leur exposition aux perturbateurs endocriniens, qui peuvent affecter le fonctionnement des gènes. Toujours d’après Gilles Nalbone, de la vie intra-utérine à l’adolescence, le système immunitaire en construction et le développement de l’appareil reproductif peuvent être lourdement affectés, avec des modifications qui n’apparaissent pas forcément tout de suite : « ce sont des bombes à retardement »… Prudence donc pour les femmes enceintes.

Et l’industriel ?

On ne peut pas dire qu’Altéo n’ait rien fait. Joint par téléphone, Fabrice Orsini, chef de projet gestion des résidus de bauxite, évoque les « gros moyens » alloués à la recherche par l’entreprise, qui ne peut plus déverser ses boues en mer et entend donc les rentabiliser. De la terre importée de Guinée depuis les années 90 (à l’origine, elle provenait des Baux-de-Provence), on extrait l’alumine sur le site de Gardanne. Ce qui reste après extraction, commercialisé sous le nom de Bauxaline, a servi de revêtement de route, ou d’étanchéisation (ainsi sur la décharge d’Entressen). Mais les débouchés restent limités, et la concurrence rude : les travaux tunneliers intensifs en région marseillaise produisent beaucoup d’argile. L’industriel vise donc à présent le bâtiment (tuiles, briques, bétons phoniques) et… les marchés de dépollution. Fabrice Orsini s’en amuse (« avec notre image, c’est plutôt paradoxal »). Mais la Bauxaline a « des propriétés fixatrices de pollutions métalliques », et mélangée à des sols industriels contaminés permet de les revégétaliser… Quant à savoir si ces métaux passent alors dans les plantes, « on a besoin de temps pour le vérifier ».

Altéo travaille aussi sur les affluents liquides « qui ne seront jamais supprimés mais peuvent être améliorés » (pour le moment ils sont impropres à l’irrigation). Notons en passant que la consommation d’eau de l’usine est énorme : 270 m3/heure émergent de la canalisation, jour et nuit, toute l’année.

Politiques

Les associations de défense de l’environnement se réjouissent du maintien de Ségolène Royal au ministère de l’Écologie, et sont très remontées contre le passage en force de Manuel Valls : c’est le pouvoir central qui a tranché en faveur d’une prolongation des rejets, que la ministre désapprouvait. Les opposants cherchent les réelles motivations de cette politique, derrière l’argument classique de préservation des emplois. L’usine, depuis 2012, appartient au fonds d’investissement américain HIG, et certains s’en étouffent : « ils travaillent avec toutes les dictatures africaines, et 80% de leurs bénéfices se font dans des succursales en Asie ! ».

Quant au silence des chercheurs, le professeur Henry Augier, président d’Union Calanques Littoral et ancien directeur du laboratoire de biologie marine à la Faculté des sciences de Luminy se dit « atterré » par ses collègues qui ont appuyé l’autorisation de rejets. « Si j’avais été membre du Conseil scientifique, j’aurais démissionné sur l’heure ! » Selon lui, les études les plus fiables sont celles publiées par l’Anses et l’Ifremer, « dont personne n’a tenu compte » : « ce sont des organismes sérieux qui ne prêtent pas le flanc à la critique, mais ils ont manqué du temps et de l’argent nécessaires ».

À l’heure où nous bouclons, la mobilisation citoyenne s’intensifie. Après la manifestation du 30 janvier devant la Préfecture des Bouches-du-Rhône, c’est sur le terrain juridique qu’elle se porte. Le 23 février, le premier recours est présenté en référé au Tribunal Administratif de Marseille. Altéo a réuni des ténors du barreau, face à Me Benoît Candon qui représentera les opposants, lesquels « n’attaquent pas l’industriel, mais l’État, via le Préfet ». En dernière instance, les collectifs solliciteront l’Europe, considérant que la France est « hors la loi des rejets en mer, de la loi littorale, du code de l’environnement, de la loi sur les Parcs nationaux, la convention de Barcelone et le protocole d’Athènes ».

GAËLLE CLOAREC
Février 2016

Pour aller plus loin :

Sur Internet :
Expertise Ifremer 26/01/15
Rapport de l’Anses 21/12/15

A voir :
Calanques, une histoire empoisonnée, documentaire de Valérie Simonet

A lire :
Calanques, scandale et laxisme d’un parc national
et PCB, des polluants invisibles et redoutables
Henry Augier
Editions Libre & Solidaire

 

Gaëlle Cloarec
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    Gaëlle Cloarec, journaliste pigiste sur Marseille